mardi 8 décembre 2009

Interdiction des minarets: génocide culturel ?



Je publie ici l'approche d'un grand ami suisse, juriste spécialiste des questions de diversité culturelle

article paru dans "Le Courrier " (page 4)


j'attends vos réactions idées et critiques que je transmettrai à l'auteur


La diversité humaine à l'appel du minaret

Droit et démocratie en conflit : imposer les « libertés identitaires » ou composer une culture de la diversité ?

Christophe Germann

Le résultat de la votation populaire sur l'interdiction des minarets en Suisse a eu un grand mérite, celui de susciter un débat passionné, critique et contraignant à l'échelle planétaire sur le droit et la démocratie. Rares sont les médias dans le monde qui n'ont pas consacré de couverture visible à ce verdict populaire. L'attention est portée en premier lieu sur la liberté religieuse, la protection des minorités et la liberté d'expression. Au-delà du droit à ces « libertés identitaires » fortement thématisées, il est utile d'élargir et d'approfondir maintenant la discussion sur la diversité culturelle et sa négation la plus radicale, le génocide culturel. Cette approche originale du problème permettra d'aborder les relations tendues entre les droits de l'homme et les droits des groupes humains afin d'esquisser des solutions nouvelles. Plus précisément, il s'agit aujourd'hui de repenser le contrat social afin de valoriser la diversité humaine et neutraliser ainsi les incendiaires.

La diversité culturelle n'a pas seulement une valeur esthétique, elle peut également contribuer à préserver la vie. Les techniques employées pour museler les expressions émanant de l'altérité religieuse ou culturelle varient entre destruction physique, interdiction et assimilation forcée. Cette dernière peut également aboutir à une forme de génocide. La Suisse a ratifié la Convention de l'ONU pour la prévention et la répression du crime du génocide plus d'un demi siècle après son adoption en 1948. Et pour cause. A partir de 1926, la fondation Pro Juventute avec le soutien de la Confédération et en collaboration avec les cantons et les communes poursuit le programme « Oeuvre pour les enfants de la grand-route » : Six cents enfants yéniches sont enlevés à leurs parents pour être placés dans des familles d’accueil, des homes et des orphelinats et des cliniques psychiatriques. Suite à des articles critiques du journaliste Hans Caprez en 1972, Pro Juventute finit par dissoudre l'"Oeuvre" quelques années plus tard. Comme l'a relevé l'ancienne Conseillère fédérale Ruth Dreifuss, par ce programme, des personnes appartenant à une minorité ont été mises sous tutelle et fortement discriminées dans le but de détruire leur mode de vie.[1] Ces mesure ne visaient pas le bien-être de l'enfant, mais l'anéantissement des caractéristiques tsiganes, en premier lieu la vie nomade. Le transfert forcé d’enfants d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux à un autre groupe dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, ce groupe comme tel constitue un acte de génocide au sens de l'article II de la Convention sur le génocide. Comme ce traité n'était pas encore en vigueur pour la Suisse lorsque l' « Oeuvre » a exercé ses activités, il n'y a eu aucune procédure pénale en la matière. Le parlement suisse a officiellement reconnu le génocide des Arméniens perpétré en 1915 par l'empire Ottoman. Toutefois, à ce jour, il n'en a pas fait de même pour le génocide des Yéniches en Suisse.

Anéantir l'expression culturelle pour détruire le groupe humain

La prévention du génocide et des atrocités de masse commence par la culture. Il faut immuniser la population contre sa mobilisation par les incendiaires de sorte que cette protection agisse surtout dans les moments de crise, en particulier lorsque la situation économique et politique se détériore sensiblement. C'est dans cette optique de prévention que la Conseillère nationale Josiane Aubert a déposé une motion contre le génocide culturel lors du 60ième anniversaire de l'adoption de la Convention de l'ONU contre le génocide (voir extraits dans l'encadré). Dans la pire des éventualités, le coup porté aux expressions culturelles enlève les inhibitions à préserver la vie humaine. Les nazis ont commencé par brûler les livres sur la place publique, sous le regard et avec la participation de la population, pour finalement passer à la « solution finale » et tuer enfants, femmes et hommes dans les chambres à gaz.

C'est notamment pour combattre un « enjuivement » (« Verjudung ») du pays que les autorités suisses ont fait introduire le sinistre tampon « J » sur les passeports de Juifs à fins de refoulement, qui a coûté la vie à des milliers de personnes lorsque l'Europe était sous le joug nazi. Les incendiaires, qui ont lancé l'initiative populaire contre les minarets, ont clairement indiqué leur intention de lutter contre l' « islamisation » de la Suisse. On peut qualifier cette action de « purge ethnique préemptive » afin de préserver une Suisse « homogène » et « pure ». Lors du procès de Slovodan Milosevic au Tribunal International pour l'ex Yougaslavie à la Haye en 2002, le témoin-expert András J. Riedlmayer de l'université de Harvard est entendu sur la destruction de mosquées, minarets, archives, librairies et autres expressions culturelles de l'Islam pour rendre la ségrégation ethnique par les extrémistes serbes irréversible. Il décrit cette violence qui a accompagné les purges ethniques physiques ainsi : « (...) dans de nombreux cas, les mosquées étaient non seulement endommagées ou détruites, mais on y trouvait aussi beaucoup de preuves de mutilation telle que des écritures sacrées arrachées de leur cadres et brisées au sol, parfois souillées avec des excréments humains. Les murs étaient recouverts de slogan serbes, d'obscénités contre les Albanais ou l'OTAN. »[2]

Les opportunités et limites de la diversité culturelle

Quel est le point commun d'un minaret et d'une tourelle publicitaire pour Mac Donald ? - Les deux constructions constituent des expressions culturelles au sens de l'article 4 de la Convention de l'UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles : Les «expressions culturelles» sont les expressions qui résultent de la créativité des individus, des groupes et des sociétés, et qui ont un contenu culturel. Le «contenu culturel» renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles. Cette convention sur la diversité culturelle est entrée en vigueur pour la Suisse l'année passée. Elle rappelle dans son préambule que « la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et qu’elle est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations. » A la lumière de cette affirmation, il est pour le moins curieux de constater qu'en Suisse il sera désormais interdit de construire des minarets alors que les potences « M » aux couleurs criardes continueront d'enjoliver et d'égayer le paysage helvétique de manière uniforme. Doit-on en conclure qu'une majorité des Suisses ne veulent pas de cette richesse promise par la diversité culturelle ?

On peut considérer par exemple la mutilation des organes génitaux comme une « expression culturelle ». En tant qu'atteinte grave à l'intégrité corporelle et à la personalité, elle viole les droits de l'homme, excepté dans les cas très rares où elle pratiquée sur une personne adulte qui y consent librement. Pour cette raison, cette mutilation n'est ni protégée, ni promue par la Convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle. En effet, ce traité prévoit expressément que nul ne peut l'invoquer pour porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales tels que consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ou garantis par le droit international, ou pour en limiter la portée.

Du droit aux « libertés identitaires » vers une culture de la diversité

Etre Chrétien, Musulman, Juif ou Hindou signifie, pour le moins, deux choses : identités religieuse et culturelle.[3] Ces identités se nourrissent réciproquement. Toutefois, l'identité culturelle peut exister sans l'identité religieuse. On peut laisser la question ouverte pour l'inverse. Comme concepts juridiques, la liberté religieuse est connotée avec le risque de favoriser le cloisonnement et le replis communautaire tandis que la diversité culturelle présente l'opportunité de l'ouverture et de l'intégration. On peut épouser plus d'une « culture », mais on n'adhérera, en tant que croyant, agnostique ou athée, en règle générale qu'à une seule « religion », soit à titre exclusif. Quant à la protection des minorités, elle est tributaire de l'interdiction de discriminer qui évoque la charité et la générosité : le plus fort protège le plus faible parce qu'il a la conscience et les moyens. Même ancrée dans des règles de droit contraignantes, la protection des minorités et l'interdiction de discriminer restent fragiles, car elles reposent sur une asymétrie dans la répartition du pouvoir qui est corrigée par le groupe le plus fort de manière plus ou moins discrétionnaire. Tel n'est pas le cas de la diversité culturelle dont la fortune provient de l'apport des diverses identités culturelles à parts égales. Subsiste la liberté d'expression, qui – truisme – se révèle vide en l'absence de contenus, ce qui nous ramène à la liberté religieuse et la diversité culturelle. Opprimer la liberté d'expression religieuse ou culturelle peut contribuer à renforcer les contenus religieux et culturels et à accentuer les clivages. Le cas du Tibet illustre cette situation. Museler ces expressions afin de préserver l'intégrité nationale et empêcher la désintégration peut aboutir au résultat inverse, soit à radicaliser les sécessionnistes. La Turquie semble avoir tiré cette leçon. Récemment, elle a levé l'interdiction d'utiliser la langue et les noms kurdes après des décennies d'acharnement violent sur les expressions culturelles de cette minorité. Elle paraît maintenant miser sur la diversité pour assurer l'unité du pays.

La protection des minorités nationales et étrangères semble impliquer que l'Etat et la société civile majoritaire agissent par « bienfaisance » et non pas à leur propre avantage bien compris. Une nouvelle culture de la diversité à imaginer, à créer et à mettre en oeuvre pourrait valoriser ce bénéfice et procurer des incitants à l'ouverture. Le droit aux « libertés identitaires » manque de vigueur lorsqu'il s'oppose à un verdict populaire dans un régime démocratique, car son caractère impératif et, par-là, sa légitimité sont controversés. Dans ce cas de figure, le droit ne peut pas forcer la chose, mais il sait révéler le problème. Imposer une solution à ce problème à l'aide d'outils juridiques axés sur les « libertés identitaires » peut s'avérer sensiblement moins efficace qu'une approche qui permettrait à la société civile d'intérioriser la valeur de la diversité humaine. Le nouveau contrat social à élaborer pour réaliser cet objectif pourrait contribuer à un changement de paradigme et de mentalité inspiré des codes de conduite visant à protéger et promouvoir la diversité biologique et la diversité culturelle.

Christophe Germann est chercheur invité au Centre Lauterpacht pour le droit international de l'Université de Cambridge et au Centre Whitney and Betty MacMillan pour Etudes Internationales de l'Université de Yale. Il y effectue un projet de recherche postdoctorale FNS et Marie Curie sur le génocide culturel en droit international public. Il est également avocat à Genève et l'auteur du livre “Diversité culturelle et libre-échange à la lumière du cinema” édité par Bruylant, LGDJ et Helbing & Lichtenhahn (2008).


Fin 2008, la Conseillère nationale Josiane Aubert dépose une motion pour prévenir le génocide culturel (lire le Courrier du 9 décembre 2008). Le Conseil fédéral et le parlement ont toutefois rejeté cette initiative cette année.

Extraits du discours de Mme Aubert devant le Conseil national :

« La convention de 1948 a trouvé une mise en oeuvre efficace depuis la fin de la guerre froide pour punir le génocide. Son talon d'Achille reste toutefois la prévention; il en va de même avec les autres instruments du droit international public existants. Celui-ci est insuffisant en matière de prévention, même s'il est appliqué de manière satisfaisante. Le Conseil fédéral estime que le génocide culturel diluerait la signification de génocide physique et biologique en tant que crime des crimes. Au contraire, une prévention renforcée agira contre le risque de dilution. En effet, il ne s'agit pas de protéger la culture en tant que telle, mais bien le groupe humain qui est porteur et tributaire d'une telle culture. (…) La prévention du génocide vise en premier lieu la protection de la diversité des groupes humains, soit de la diversité humaine pour reprendre un terme employé par Hannah Arendt dans son livre classique "Eichmann à Jérusalem - Rapport sur la banalité du mal". Il faut admettre que le droit pénal international actuel ne saurait suffire à protéger et promouvoir la diversité humaine. Par conséquent, un troisième pilier devra s'ajouter un jour aux conventions existantes sur la diversité biologique et culturelle, à savoir une convention sur la diversité humaine. (...) Pour atteindre cet objectif, il faut dans un premier temps mettre la diversité culturelle sur pied d'égalité avec la diversité biologique en sanctionnant comme génocide culturel les atteintes contre l'intégrité culturelle d'un groupe humain en vue de l'anéantir. Lorsque cette étape législative sera franchie, les conditions pour une nouvelle convention protégeant et promouvant la diversité humaine de manière efficace seront réunies. »

Le texte de la motion et la réponse du gouvernement peuvent être consultés sur : www.parlament.ch/ab/frameset/f/n/4811/306271/f_n_4811_306271_306485.htm


Liberté religieuse et diversité culturelle : En Suisse, il sera désormais interdit de construire des minarets alors que les potences « M » continueront d'enjoliver et d'égayer le paysage de manière uniforme.


[1] Lire Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonier, Das Hilfswerk der Kinder der Landstrasse, Archives fédérales suisses, Berne 1998, avant-propos : www.landesgeschichte.ch/landstrasse.html#

[2] Page 2685 du procès-verbal du 9 avril 2002 (traduction de l'auteur) : www.milosevic-trial.org/trial/2002-04-09.htm

[3] Walter Kälin, Grundrechte im Kulturkonflikt – Freiheit und Gleichheit in der Einwanderungs- gesellschaft, Berne 2000, aborde la question de la migration sous l'angle de la liberté et de l'égalité.


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